Dans les coulisses du cabinet de Jean Chrétien avant le référendum de 1995


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Par La Presse Canadienne, 2025
MONTRÉAL — Six jours avant le référendum de 1995, Jean Chrétien a demandé à ses ministres de garder leur sang-froid.
Le premier ministre a reconnu ce jour-là que les Québécois pourraient voter, le 30 octobre, pour se séparer du reste du Canada. Il a déclaré à son cabinet que ce n'était pas le moment de discuter des conséquences d'un vote pour l'indépendance, mais que, si cela se produisait, «personne ne doit paniquer ni agir précipitamment».
Ce sombre message, délivré à huis clos, est révélé par les procès-verbaux récemment divulgués du cabinet fédéral obtenus par La Presse Canadienne.
Dans les mois précédant le vote, M. Chrétien exprimait publiquement de la confiance dans la campagne. Mais 30 ans après le référendum, les procès-verbaux de l'époque montrent comment le ton des discussions au sein de son conseil des ministres a radicalement changé, le Canada étant confronté à une crise d'unité nationale.
Les documents, publiés par le gouvernement fédéral en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, offrent un aperçu des coulisses d'un moment crucial de l'histoire du Canada. Ils dressent le portrait d'une campagne brutalement déviée, d'un premier ministre exhortant son cabinet à rester calme et d'une course de dernière minute pour préserver l'unité du pays.
Lors de cette réunion peu avant le vote – le 24 octobre 1995 –, M. Chrétien a annoncé à son cabinet qu'il occuperait enfin le devant de la scène. Jusque-là, le premier ministre et les autres responsables fédéraux étaient restés en marge de la campagne, menée par le chef libéral du Québec.
M. Chrétien a remarqué la gravité de la situation, tout en mettant en garde ses ministres contre un «désarroi excessif». Les jours précédents, la campagne fédéraliste avait vu son avance dans les sondages s'évaporer, le charismatique Lucien Bouchard galvanisant l'appui à l'indépendance.
Selon le compte rendu, plusieurs ministres hors Québec ont exprimé leur frustration d'être en marge d'un débat «qui pourrait profondément affecter l'avenir» de leur pays. Ils ont déclaré qu'il était crucial pour le premier ministre de s'impliquer davantage et de «s'exprimer avec son cœur». M. Chrétien a confirmé qu'il prononcerait un discours télévisé à la nation le lendemain.
Les propos de M. Chrétien lors de la réunion du 24 octobre contrastent avec les comptes rendus des réunions du cabinet précédant la campagne d'octobre, qui montrent un premier ministre doutant même à haute voix de la possibilité d'un éventuel vote sur l'indépendance.
En fin de compte, le camp du «Non» a remporté le référendum par une marge infime, avec 50,58 % des voix. Le lendemain, M. Chrétien a rappelé à ses ministres d'«adopter une attitude positive en public et devant les médias et d'être confiants en présentant le résultat du référendum comme une victoire pour le Canada».
«S'il n'était pas intervenu (…), je pense que nous aurions perdu le pays», a déclaré Sheila Copps, alors vice-première ministre, lors d'une récente entrevue.
Début de campagne
La campagne référendaire de 1995 commence officiellement le 2 octobre, mais elle s'amorce officieusement des mois plus tôt. Jacques Parizeau, alors premier ministre du Québec, avait promis de tenir un référendum dans l'année suivant son élection de 1994. Début 1995, il lance une série de consultations publiques visant à susciter l'appui à l'indépendance.
À l'époque, M. Chrétien donne pour instructions à son cabinet de «rester calme et d'éviter toute réaction excessive». La campagne référendaire est encore loin, déclare-t-il en janvier; il n'y a donc «pas grand-chose à faire maintenant».
Quoi qu'il en soit, la campagne du «Non» sera menée par le chef libéral provincial, Daniel Johnson, et non par le premier ministre fédéral. Jean Chrétien, peu populaire au Québec, fut «plus ou moins sommé de se taire», a révélé Mme Copps.
Ce printemps-là, la situation s'annonce sombre pour le mouvement indépendantiste, alors que ses leaders se disputent sur la formulation de la question du vote référendaire.
M. Parizeau est favorable à une séparation nette du reste du pays, tandis que M. Bouchard, alors chef du Bloc québécois, estime que les Québécois ne voteront pas pour l'indépendance sans la promesse d'un partenariat économique avec le Canada. «Nous avions confiance que le camp du “Oui” ne l’emporterait pas», a raconté John Rae, conseiller de longue date de M. Chrétien. «Nous avions l’impression que les choses allaient plutôt bien.»
Les documents du cabinet sont généralement tenus secrets, mais ils peuvent être divulgués en vertu de la loi fédérale sur l’accès à l’information après 20 ans. Le Bureau du Conseil privé a d’abord tenté de censurer des parties des documents. Il a ensuite accepté de lever la censure sur certains de ces passages à la suite d’une enquête menée par l’organisme fédéral de surveillance de l’information.
En mars 1995, alors qu’il semble peu probable que M. Parizeau convoque un vote au printemps, M. Chrétien déclare à son cabinet qu’il pense que les souverainistes craignent de tenir un référendum. En avril, il affirme qu’il est possible qu’un vote «n’ait pas lieu du tout», citant des éditoriaux québécois réclamant un «report indéfini».
Malgré ces signes encourageants, Lucienne Robillard, ministre responsable de la campagne fédérale, prévient au printemps que «le gouvernement devrait se garder de paraître triomphant». Et dès l'été, la situation commence à changer.
Souveraineté-association
En juin, M. Parizeau consent à signer un pacte avec M. Bouchard et Mario Dumont, le jeune chef de l'Action démocratique du Québec, promettant que la question référendaire inclura une offre de nouvelle association politique et économique avec le reste du Canada.
M. Chrétien décrit l'accord à ses ministres comme «une tactique visant à semer la confusion chez les Québécois quant à la question et aux enjeux du référendum».
En août, Mme Robillard présente au conseil des ministres des résultats de sondages montrant qu'une majorité de Québécois prévoit toujours de voter contre l'indépendance, mais que la perspective d'un partenariat avec le Canada réduit considérablement l'écart.
Le message clé que la campagne fédéraliste doit transmettre est que «la promesse d'une association avec le Canada est une fausse promesse», explique-t-elle.
Malgré tout, M. Chrétien demeure confiant dans une victoire du «Non», selon le procès-verbal.
La Presse Canadienne n'a pas pu joindre M. Chrétien pour commenter les révélations du procès-verbal. Mme Robillard a décliné une demande d'entrevue.
La question référendaire est dévoilée au début du mois de septembre. Comme promis, elle demande aux électeurs de décider si le Québec devrait devenir souverain seulement «après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique».
C'était une «question piège», selon Eddie Goldenberg, conseiller politique principal de M. Chrétien à l'époque. «Ils posaient une question suffisamment floue pour obtenir le type de résultat souhaité.»
Au début de la campagne, en octobre, Mme Robillard témoigne au conseil des ministres qu'il règne «une grande confusion» quant à la signification réelle du vote. Le 3 octobre, elle présente un sondage montrant que 22 % des répondants pensent que le Québec restera une province du Canada même après une victoire du «Oui».
Quel impact?
Dans l'ensemble, la situation semble toujours prometteuse pour le camp du «Non», qui conserve une avance de 10 points sur la campagne souverainiste. M. Chrétien met tout de même en garde ses ministres contre tout excès de confiance.
Or, trois semaines plus tard, tout change. Dans une tentative impromptue de renverser la situation, M. Parizeau annonce le 7 octobre que M. Bouchard sera le «négociateur en chef» du partenariat après un vote en faveur de l'indépendance, lui confiant ainsi les rênes de la campagne.
M. Bouchard, qui avait récemment perdu une jambe à cause d'une bactérie mangeuse de chair, était «perçu comme un miracle, car il avait échappé de justesse à la mort», a rapporté Louise Harel, alors ministre du Parti québécois.
«La politique n'est pas seulement cérébrale, a-t-elle ajouté. Il y a aussi de l'émotion. Les gens lui faisaient confiance.» En quelques jours, la campagne du «Oui» passe en tête des sondages.
L'impact des efforts de dernière minute du premier ministre Chrétien est sujet à débat. Selon Mme Harel, de nombreux partisans du «Oui» pensent qu'ils auraient gagné si la campagne avait duré une semaine de plus.
M. Goldenberg, pour sa part, croit que l'intervention de dernière minute de M. Chrétien a contribué à changer le ton d'une campagne du «Non» jusque-là dénuée d'émotion.
«Il n'y avait aucun appel au patriotisme. (…) Il n'y avait aucun appel aux raisons pour lesquelles on voulait être Canadien, a-t-il avancé. Et avec le recul, nous avons commis une erreur. Mais vous savez, au bout du compte, nous avons gagné.»
Maura Forrest, La Presse Canadienne