La dernière chalouperie de Verchères est menacée par l'état de son édifice historique


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Par La Presse Canadienne, 2024
VERCHÈRES — Une page de l’histoire de Verchères, en Montérégie, risque d’être tournée à tout jamais si rien n’est fait pour venir à la rescousse de Chaloupes Verchères, dernière chalouperie de cette municipalité qui en comptait 17 au milieu du siècle dernier.
L’entreprise, créée en 1871 par Timothée Desmarais et déménagée dans son bâtiment actuel en 1928 à la suite d’une inondation par embâcle, ne pourra pas survivre à moins d’investissements massifs dans l’édifice qui arrive en fin de vie. «Ils l’ont construit en 1928 en vitesse parce qu'ils devaient continuer à fabriquer les chaloupes. L'autre chalouperie avait été détruite quand les glaces avaient monté et ils ont bâti à la course pour produire des chaloupes et ne pas perdre le rythme», raconte Charles-Émile Goyette, actuel propriétaire et dernier artisan de cette industrie autrefois florissante à Verchères.
La chalouperie, un immense bâtiment de bois de 100 pieds par 30 pieds (environ 280 mètres carrés), est un véritable musée, l’histoire de Verchères habitant ses murs, raconte le chaloupier. «En 1928, c'était la plus grande bâtisse de Verchères. J'ai encore une affiche qui annonce: ‘Ce samedi, souper-spaghetti, soirée de danse’. Si on commence à «zyeuter» à la loupe toutes les planches du mur, l'histoire de Verchères depuis cent ans, tout est inscrit. Le décès d'une telle, la Madame veuve, l'autre qui s'est noyé, une telle a accouché, un autre s’est marié, tout, tout était marqué, le brise-glace est passé à telle date – ça ils le marquaient en tabarouette!»
Ventes sur la plage
Ce passage annuel du brise-glace au printemps signalait à l’époque l’ouverture du fleuve à la navigation et, donc, de la saison de vente. «Ils s'installaient sur la plage avec leurs affiches», explique Charles-Émile Goyette brandissant un immense fanion défraîchi: «Flat-bottom boats and yachts, écrit en anglais, à Verchères!» Une réplique miniature du brise-glace M. V. McLean, fabriquée par le grand-père de M. Goyette, se trouve parmi les innombrables objets et outils anciens qui ornent l’espace.
Charles-Émile Goyette est toutefois à construire ce qui pourrait être ses six dernières chaloupes verchères, la municipalité ayant donné son nom aux fameux bateaux à fond plat, originalement conçus avec une pointe à chaque bout, mais dont le design a été modifié pour qu’un fond droit à l’arrière, le tableau, puisse accueillir un moteur lorsque ceux-ci firent leur apparition. L’une des six embarcations en construction a d’ailleurs la forme originale de la chaloupe verchère à deux pointes. «Je l'ai faite avec mon cœur, c'est l'ancêtre des derrières carrés. Celles que vous voyez, ce sont les dernières. Je ne le fais pas pour devenir riche, je les fais avec mon cœur.»
Ces dernières chaloupes sont destinées au domaine Laforest dans Charlevoix, aussi appelé Sagard, propriété de la famille Desmarais, qui est liée à la famille fondatrice qui y a construit des chaloupes jusqu’en 1996 lorsque Normand Goyette, le père de Charles-Émile, l’a achetée des frères Jean-Louis et Marcel Desmarais, arrière-petits-fils de Timothée.
Tragédies successives
Charles-Émile a appris à faire des chaloupes avec les frères Desmarais à l’invitation de son père avant que celui-ci ne prenne possession de l’entreprise en 1996. Il en a hérité lorsque son père s’est enlevé la vie en 2011. C’est lui, Charles-Émile, qui a trouvé la dépouille dans l’atelier. «J'ai repris ça, mais j'ai eu de la misère. C’est quand même mon papa. J’étais troublé, mais je suis passé par-dessus.»
Quelques années plus tard, en 2018, il s’associait avec un autre amoureux du bois ouvré, Mehdi Tremblay, dont la fibre entrepreneuriale allait ouvrir des portes, tant pour les travaux éventuels sur le bâtiment que pour des activités connexes, notamment la location de chaloupes sur le fleuve. Mais le mauvais sort devait s’acharner sur la chalouperie, Mehdi Tremblay s’enlevant la vie à son tour en 2022.
Ce décès est venu changer la donne, selon Sylvain Berthiaume, directeur général de la MRC Marguerite-D’Youville. La MRC avait entamé des discussions avec M. Tremblay visant à subventionner en partie la réfection de l’édifice. «Malheureusement, l'entreprise avait deux acteurs importants. On avait l'entrepreneur qui était Mehdi Tremblay et on avait l'artiste. L'entrepreneur étant parti, l'artiste a plus de misère à trouver des façons de financer et de repartir un projet.»
Le maire de Verchères, Alexandre Bélisle, se désole pour sa part de la tournure des événements. «On en est fiers de cette industrie-là. À l'époque où ils louaient les chaloupes, quel bel été on a eu, mais avec le départ de Mehdi Tremblay, c'est tombé à l’eau. C'était une activité tellement intéressante. Les gens pouvaient louer une chaloupe, aller dans l'île, faire le tour, c’était extraordinaire.»
Des investissements colossaux
Mais la chalouperie, bâtie à la sauvette, aurait besoin au bas mot de près de 3 millions $ d’investissements pour satisfaire aux normes, selon le carnet de santé préparé à la demande de la Ville. Le solage est en piteux état, tout comme l’extérieur du bâtiment et plusieurs éléments ne répondent pas aux exigences du service des incendies. Les avertissements se sont multipliés au fil des ans, mais tant la Ville de Verchères que la MRC Marguerite-D’Youville ont fait preuve d’une tolérance qui tire à sa fin.
«À l'intérieur, ça ne me fait pas peur, c'est solide, s’insurge Charles-Émile Goyette. Il y a des beaux 2 x 10 en épinette de 16 pieds. À l'étage principal où je fabrique les chaloupes, c'est magnifique, on va se le dire! Il n'y a pas de champignons, il n'y a pas de bois pourri. Toute la structure a été faite avec des poutres récupérées à la dérive sur le fleuve. Celle-ci a 36 pieds de long, dit-il en montrant une des poutres de soutien au rez-de-chaussée. C'est à l'extérieur ça se corse, effectivement», finit-il par dire, admettant à contrecœur que «ça demeure tout de même une bâtisse en fin de vie».
«Je suis à boutte»
Charles-Émile Goyette ne s’en cache pas: il est dépassé par l’ampleur de la tâche, l’absence de moyens pour la réaliser et les demandes insistantes du service de prévention des incendies. «Je suis à boutte parce qu'il y a de la pression. J'ai dû supporter le fardeau sur mes épaules et c'est lourd. Je suis seul, je n'ai pas d'aide. Ce n'est pas parce que je n'aime pas ce que fais. J'aime ça... quand je n'ai pas de pression sur la tête, quand j'ai la paix. Mais je suis en train de réaliser que c'est bel et bien la fin d'une époque», soupire-t-il.
Malgré sa grande valeur historique, le bâtiment n’est pas classé «bien patrimonial» par Québec, bien qu’il soit situé sur le site patrimonial du Vieux Village de Verchères. Ni la MRC ni la municipalité n’ont les moyens d’y investir les sommes qui seraient requises pour le sauver, encore moins Charles-Émile Goyette.
Martin Massicotte, retraité de la Ville de Verchères qui y a occupé à peu près toutes les fonctions possibles en 37 ans de carrière, connaît bien le chaloupier et son bâtiment. «Si on le regarde strictement en termes de construction, c'est certain que c'est un bâtiment qui est très affaibli, qu'il y a énormément d'ouvrage à faire. Mais de l'autre côté, c'est un bâtiment qui a une histoire, qui abrite la dernière fabrique de chaloupes verchères, qui a appartenu pendant longtemps à une des familles pionnières, les Desmarais. C'est un bâtiment qui vaut la peine qu'on essaye de le sauvegarder, mais Charles-Émile n’a pas les fonds pour ça. Il faudrait se trouver un mécène ou quelqu'un qui est prêt à investir.»
Mécène recherché
Au fil des entrevues, l’idée de chercher un mécène sera aussi avancée par le directeur général Berthiaume de même que par le maire Bélisle, qui va jusqu’à s’avancer à en identifier un: «Les Chaloupes Verchères, c’est la chalouperie Desmarais. Est-ce que la famille Desmarais aurait le goût de prendre ça en main? On serait super contents, c'est sûr.»
Au-delà du bâtiment, il y a Charles-Émile Goyette, qui s’étonne lorsqu’on l’informe qu’il fait lui-même partie du patrimoine vivant du Québec. Sa chalouperie et l’expertise de son père – et par extension la sienne – sont inscrites à l’Inventaire des ressources ethnologiques du patrimoine immatériel de l’Université Laval et font l’objet d’une fiche détaillée. L’objectif de cet inventaire est de faire connaître les porteurs de traditions telles que la fabrication de chaloupes.
Une bouée de sauvetage?
Or, sur son terrain se trouve un immense entrepôt dans lequel il serait prêt à déménager son atelier pour poursuivre la fabrication de chaloupes s’il obtenait de la Ville les permissions nécessaires pour s'y installer et l’aménager en conséquence. «Je n'ai pas nécessairement besoin de grand comme ça», dit-il en balayant du regard l’immense atelier de la chalouperie.
«Je serais super bien dans le fond du terrain. J'aurais assez d’espace pour travailler», se met-il tout à coup à rêver en parlant de percer des fenêtres «pour voir le fleuve» et d’autres idées, son esprit tout à coup distrait du poids de l’édifice vieillissant. «Mais bref, ça se fait, hein? Puis oui, ça me soulagerait beaucoup. Je serais encore chez nous.» Le maire Bélisle s’est montré très ouvert à une telle possibilité lorsqu’interrogé de manière plus spécifique.
S’il pouvait s’y installer, la chalouperie continuerait donc à vivre à travers lui, mais il lui faudrait alors démolir le vieux bâtiment «parce que là, je ne peux pas dormir avec ça sur les épaules, abandonné».
Une volonté, pas de fonds
Sylvain Berthiaume est convaincu que Verchères préférerait conserver l’édifice. «C'est le dernier. S'ils pouvaient le maintenir vivant, je pense que c’est vraiment l’option que la Ville privilégierait. Les chaloupes de Verchères, ç’a fait la renommée de la région. S’il n'y en a plus, ça serait triste en câline. Si l'infrastructure restait là, peut-être qu'elle pourrait être transformée en musée, question de garder ce patrimoine vivant.»
Les propos du maire Bélisle tendent à lui donner raison. «Notre volonté, c'est de garder ce bâtiment-là pour toujours. Le conseil municipal, je le sens très ouvert à toute proposition de projet», dit-il en rappelant toutefois que la petite municipalité n’a pas les poches profondes. Quoi qu’il advienne, ajoute-t-il, la Ville continuera «de célébrer la chaloupe verchère. On va continuer de dire qu'à Verchères, on faisait des chaloupes verchères qui étaient exportées à travers l'Amérique du Nord, c'était une industrie importante, puis qu'on avait 17 chaloupiers dans le village. Ça fait partie de notre patrimoine.»
Si jamais Charles-Émile Goyette devait cesser de fabriquer des chaloupes, il ne restera qu'un seul endroit capable de le faire de manière artisanale au Québec, soit l'atelier Daniel St-Pierre, au Bic. Daniel St-Pierre, un artisan aujourd'hui âgé de 75 ans, fabrique toujours des bateaux de bois dont des chaloupes verchères et il a réussi l'exploit de trouver un successeur, Pierre-Luc Morin, il y a une quinzaine d'années, ce dernier réussissant lui-même à se trouver plus récemment un apprenti.
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne