La politique étrangère de Carney axée sur le commerce critiquée sur ses valeurs

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Par La Presse Canadienne, 2025
OTTAWA — Alors que le premier ministre Mark Carney place le commerce et la sécurité au cœur de la politique étrangère canadienne, les observateurs constatent qu'Ottawa modifie également sa façon d'affirmer ses valeurs sur la scène internationale.
Les libéraux insistent sur le fait qu'ils continuent de défendre les droits de la personne à l'échelle mondiale tout en recherchant des investissements de la Chine, de l'Inde et des pays du golfe Persique. Cependant, ce changement de priorités suscite des critiques et modifie la formation des diplomates canadiens.
«Ils ne diront pas ouvertement que nous allons nous soucier moins des valeurs, mais c'est clairement ce qui semble se produire», a déclaré Stephen Brown, professeur à l'Université d'Ottawa.
Le mois dernier, M. Carney a dit aux journalistes que, même si le Canada n'a plus de politique étrangère explicitement féministe, son gouvernement continue de défendre des valeurs telles que la défense des droits des personnes 2ELGBTQI+ à l'étranger et la lutte contre la violence faite aux femmes.
«Oui, cet aspect fait partie de notre politique étrangère, mais je ne la qualifierais pas de politique étrangère féministe», a affirmé M. Carney lors du Sommet du G20 à Johannesburg.
Ses commentaires sont survenus après des critiques croissantes des défenseurs des droits de la personne sur d'autres sujets, notamment la volonté de M. Carney d'attirer les investissements des Émirats arabes unis malgré les nombreuses allégations selon lesquelles ce pays alimente les violences ethniques au Soudan.
L'ancien ministre des Affaires étrangères, Lloyd Axworthy, a accusé M. Carney d'adopter une attitude servile envers le président américain Donald Trump, en minimisant l'importance accordée aux valeurs canadiennes afin de tenter de préserver l'accès au marché canadien.
Il a reproché au gouvernement de participer à un «déclin du courage collectif» à l'échelle mondiale. Selon lui, cela inclut le fait de ne pas dénoncer les sanctions imposées par les États-Unis aux membres de la Cour internationale de justice, dont un Canadien.
M. Axworthy déplore également qu'Ottawa ne mène pas une campagne vigoureuse pour empêcher les pays de se retirer du Traité d'Ottawa, qu'il avait lui-même négocié pour prévenir l'utilisation des mines antipersonnel.
Dans le budget de novembre, le gouvernement a indiqué qu'il réduirait le financement des initiatives mondiales en matière de santé, «un domaine où la contribution du Canada avait crû de manière disproportionnée par rapport à d’autres économies de taille similaire».
Le professeur Brown, dont les recherches portent sur l'aide étrangère, a dit que cela signifie concrètement: «Nous étions des chefs de file, et nous ne voulons plus l'être.»
Il a ajouté que le Canada est de plus en plus perçu par ses pairs comme cherchant à apaiser l'administration Trump au lieu de défendre sa propre vision des droits de la personne et du droit international.
«La réputation est une monnaie d'échange précieuse, et elle peut peser lourd dans les négociations internationales», a soutenu M. Brown.
«Si l'on perçoit le Canada comme… trop craintif pour s'opposer aux États-Unis dirigés par Trump, si le Canada refuse de défendre les Canadiens à l'étranger, alors il risque d'être perçu comme une nation faible et influençable. Et cela nous affaiblit sur la scène internationale.»
La ministre des Affaires étrangères, Anita Anand, a insisté sur le fait que le Canada continue de promouvoir les droits de la personne, qu'elle a présentés comme un troisième pilier de la politique étrangère canadienne, aux côtés de la sécurité économique et de la défense, lors de son discours inaugural aux Nations unies en tant que cheffe de la diplomatie canadienne.
Elle a déclaré devant le Comité permanent des affaires étrangères de la Chambre des communes, le 27 novembre, que l'évolution de la géopolitique exigeait du Canada qu'il revoie son discours sur les valeurs.
«Nous allons nous assurer que nos engagements en matière d’égalité des genres, de droits de la personne et de droits des femmes et des filles se poursuivront en tenant compte du nouveau contexte géopolitique et budgétaire, qui exige tous deux une approche différente», a-t-elle témoigné.
Changements dans la formation des diplomates
Ce nouveau cadre semble avoir modifié la façon dont Affaires mondiales Canada forme ses diplomates.
Stephen Nagy, un Canadien qui enseigne les sciences politiques à l’Université chrétienne internationale de Tokyo, a été mandaté à plusieurs reprises par Affaires mondiales Canada pour former des diplomates.
Lors de son récent cours sur la sécurité régionale indo-pacifique, M. Nagy a indiqué que le ministère ne lui avait pas demandé d’aborder les questions de genre et d’identité, alors que ces sujets figuraient au programme les années précédentes.
«Cela en dit long sur l’orientation prise, a-t-il fait valoir. Si ces questions étaient prioritaires, le cours y aurait consacré au moins deux heures. Or, il a traversé de multiples échelons bureaucratiques sans qu’aucune demande ne soit formulée pour qu’elles soient abordées.»
M. Nagy, chercheur principal à la Fondation Asie-Pacifique, a déclaré que le gouvernement Trudeau avait placé les enjeux environnementaux, sociaux et d'égalité des sexes «au cœur» de son engagement auprès des pays asiatiques, alors que ces derniers privilégiaient plutôt le commerce, la sécurité et les chaînes d'approvisionnement.
«Que ce soit à Pékin, à Tokyo, à Séoul, à Singapour ou à Hanoï, l'approche diplomatique canadienne axée sur les valeurs dans la région a été, dans l'ensemble, perçue au mieux comme schizophrénique, au pire comme totalement erronée», a-t-il affirmé.
Il a ajouté que, dans de nombreuses cultures asiatiques, aborder la question des droits des personnes LGBTQ+ est un sujet délicat, à l'exception de Taïwan.
Lors d'un sommet au Vietnam en novembre 2017, l'ancien premier ministre Justin Trudeau a fait parler de lui en boycottant une réunion visant à lancer un accord commercial alors appelé Accord de partenariat transpacifique, avant d'accepter d'y adhérer après l'ajout des mots «global et progressiste».
«On en parle encore, et cela me choque», a-t-il souligné.
M. Brown a déclaré que la politique étrangère féministe du Canada, ainsi que l'accent mis sur les droits de la personne, constituaient un élément majeur de la perception du gouvernement Trudeau sur les enjeux internationaux. Cependant, il soutient qu'Ottawa a manqué de cohérence dans la mise en œuvre de ces politiques.
Il a affirmé que les accords commerciaux abordaient ces questions «de manière non contraignante», avec des formulations susceptibles d'inciter les pays à faire davantage, mais sans réelles répercussions en cas de non-respect.
En matière d'aide, Ottawa s'était fixé des objectifs précis concernant le nombre de femmes bénéficiant des dépenses de développement et des formations au maintien de la paix financées par le Canada. Sur le plan diplomatique, des efforts informels visaient à accroître la présence des femmes aux postes de direction.
Toutefois, M. Brown a souligné que cette politique ne visait pas à modifier structurellement la façon dont l'aide, les forces armées ou la diplomatie influencent la vie des femmes.
«Ces mesures n'ont en rien transformé le cœur du problème, a-t-il indiqué. À mon avis, elles semblaient toutes assez ponctuelles et souvent marginales par rapport à la réalité des différents ministères et programmes concernés.»
Une nouvelle approche
Sous la direction de M. Carney, Ottawa poursuit ses efforts pour promouvoir l'égalité des genres, mais en privilégiant une approche économique.
Avant le Sommet du G20 en novembre, l'envoyé spécial du Canada a énuméré les priorités, dont «la promotion de l'égalité des sexes comme facteur clé d'une croissance économique inclusive et durable».
Cette formulation marquait une rupture avec l'accent mis par Ottawa, par le passé, sur des questions plus épineuses au G20, telles que la santé sexuelle et les droits reproductifs.
Selon M. Nagy, cette approche économique est une manière judicieuse d'avoir un impact «en modifiant légèrement la formulation» d'une politique relative aux droits de la personne, plutôt que d'être perçu comme défendant des causes potentiellement controversées dans certains pays.
«Nous avons besoin de nouvelles approches pour atteindre ces objectifs en matière de droits de la personne, qui sont absolument essentiels au développement humain», a-t-il soutenu.
M. Nagy a ajouté que le gouvernement Trudeau était toujours considéré comme un partenaire précieux en Asie pour son travail dans des domaines tels que la détection des navires tentant d'échapper à la détection radar pour la pêche ou de contourner les sanctions.
Il a dit que la nomination de M. Carney à la tête du gouvernement avait renforcé l'espoir, en Asie, que le Canada fournirait une aide concrète accrue.
«J’entends un grand soulagement dans les capitales de la région. Elles se réjouissent que des minéraux essentiels et des ressources énergétiques soient exportés vers la région indo-pacifique, que des pipelines soient construits et que le Canada puisse devenir une superpuissance fiable en matière d’énergie et de minéraux essentiels, contribuant ainsi à la prospérité de la région», a-t-il déclaré.
«Elles sont soulagées de ne plus avoir à aborder les questions de genre et d’identité.»
Dylan Robertson, La Presse Canadienne