Alors que nous avancions sur le pont après avoir franchi la lumière du coin Roi et Hôtel-Dieu, une barrière s’abaissa sur le pont. Les lumières rouges se mirent à clignoter et je vis ma mère crisper ses mains sur le volant maudissant la situation. Inquiet, je l’observai regarder de part et d’autre, cherchant une issue à cette situation sans précédent pour moi. Quel était ce danger qui nous guettait ?

Je ne comprenais tout de même pas pourquoi on avait baptisé ce pont au nom de Turcotte, au moment où le navire passait entre les deux bascules du pont. Ma mère me dit qu’il tient son nom en l’honneur de Joseph Célestin Avila Turcotte, homme d’affaires impliqué et ancien député de Sorel.

Il naquit en 1882 à Québec où il étudia à l’Académie commerciale. Il trouva du travail dans notre région pour la Richelieu Navigation Compagny. M. Turcotte a ensuite fondé la Sorel Sand Compagny en plus d’être gérant de la Compagnie industrielle de Sorel. Il était surtout reconnu pour avoir présidé la Sorel Harbour Tug ltd, en plus d’en être le propriétaire, de 1926 à 1968. Il a aussi fondé la Caisse populaire de Saint-Joseph. Échevin au conseil municipal de Sorel de 1921 à 1936, élu député libéral en 1929 et réélu jusqu’en 1936, il est celui qui a inauguré les travaux de construction du pont.

Le bateau passa, quittant le Richelieu vers les eaux plus larges du Saint-Laurent. Les bascules du pont s’abaissèrent. Ma mère fit ses commissions et je reçus ma récompense sous la forme de crème glacée. Quelle sortie ! Ce qui devait durer tout au plus une demi-heure s’est transformé en une sensation forte et un cours d’histoire avec ma mère.

Des années plus tard, alors que je travaillais au Centre d’interprétation du patrimoine, je vis quelques photos de J.C.A. Turcotte. Cela m’a fait sourire. Sourire parce que j’ai remarqué que le seul pont parmi les sept de la loi des grands ponts qui s’ouvrait pour les navires était MON pont Turcotte !

Étrangement, la Sorel Harbour Tug ltd était située sur le Richelieu. Un pont fermé aurait pu signifier la fin de l’entreprise puisqu’elle vivait de l’activité portuaire des grands navires. Je vis également une photo du pont sur lequel il y a plus de mille travailleurs qui traversent le Richelieu. Cette photo a été prise lors d’une manifestation le 1er juillet 1940 alors que les autorités voulaient imposer le péage, déjà en vigueur auprès des automobilistes, à tous les piétons.

Les ouvriers se rendant au travail ont alors décidé de tous passer en même temps, surchargeant ainsi les contrôleurs et rendant la chose impossible. Ceux-ci jetèrent alors l’éponge sur cette mesure. Ce qui prouve qu’en s’unissant on arrive parfois à obtenir ce que l’on veut.

Bien qu’il m’eut donné toute une frousse lorsque j’étais petit, j’ai pour ce pont une tendre affection; un souvenir précieux avec ma mère. Le pont Turcotte demeure un pilier de notre patrimoine bâti et un symbole de fierté régionale. Aujourd’hui, il ne bouge plus alors qu’il s’ouvrait à nous plus de 400 fois par an à la fin des années 1970. La fermeture de Marines Industries a signifié le début d’un long sommeil pour ses vieilles bascules qui ont été témoins de 90 ans d’histoire.

Patrick Péloquin, Société historique Pierre-de-Saurel, www.shps.qc.ca